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Campagne AGCS - 09-02-03
L’UNION EUROPEENNE ET L’AGCS
(Dr Raoul Marc JENNAR, 6 janvier 2003)
1. AUTODESTRUCTION DU MODELE EUROPEEN
Que signifie le concept de « modèle européen » ? Communément, on entend par là que la plupart des pays d’Europe ont développé, principalement à partir de la fin du 19e siècle, des politiques qui ont abouti, à des degrés divers, à conférer à l’Etat et aux pouvoirs publics d’une manière générale un rôle régulateur et redistributeur important afin d’assurer en même temps la liberté des citoyens et la solidarité entre eux.
L’idée selon laquelle les personnes ont non seulement des droits individuels (liberté d’opinion, d’expression, d’association, de presse, de culte,…), mais également des droits collectifs (droits à la santé, à l’éducation et à la culture, au travail, au logement, à la sécurité sociale…) est une idée née en Europe. Le « modèle européen » est devenu ainsi, surtout après la Deuxième guerre mondiale, l’expression la plus forte d’une conception d’un Etat garant d’une démocratie qui tend vers une égalité effective de tous en droits.
Cette volonté de dépasser les aspects formels de la démocratie et de lui donner un contenu s’est traduite par l’élaboration de politiques encadrées, garanties, voire gérées par les pouvoirs publics : salaire minimum garanti, durée déterminée du travail hebdomadaire maximum, allocations de chômage, allocations familiales, caisses d’assurances maladie-invalidité, caisses de pension, minimum garanti de moyens d’existence... Ces politiques ont consacré l’existence d’organisations syndicales et de mutualités ; elles ont incité à une concertation régulière entre ceux qu’on appelle les partenaires sociaux. Ces politiques ont amené les pouvoirs publics, à différents niveaux, à créer et à administrer des organismes appelés « services publics » ; enfin, elles ont amené les autorités à travailler avec un maillage d’institutions et d’associations privées au service du public et qui sont soutenues par les pouvoirs publics ; c’est ce qu’on appelle le secteur non-marchand.
Tel est, avec des variantes d’un pays à l’autre du Vieux Continent, le « modèle européen ». Il est certainement perfectible, mais il représente à ce jour l’avancée la plus forte en vue de concilier liberté et solidarité et de fortifier la démocratie en refusant de la limiter au rituel électoral et à quelques principes constitutionnels, si importants soient-ils..
L’alternative, c’est le modèle américain où, au nom de la primauté absolue de la liberté, l’individu passe en premier lieu, où le chacun pour soi est la règle commune, où l’action caritative privée remplace et compense autant que faire se peut le refus de reconnaître des droits mis en œuvre par des services publics, où il n’est possible de faire reconnaître et sanctionner l’iniquité qu’au terme de procédures judiciaires que seuls les nantis peuvent engager, où l’Etat minimum n’est puissant que dans les domaines des forces armées, des services de sécurité, de l’appareil répressif et dans les secteurs où il peut appuyer les firmes privées.
Malheureusement, le choix de construire une Europe unie en privilégiant les approches commerciales, économiques et financières s’avère destructeur du modèle élaboré décennies après décennies. Avec l’Acte unique et les traités de Maastricht et d’Amsterdam, les priorités données à la libre concurrence dans un marché unique ont servi de justification à un renversement radical des politiques conduites depuis la fin du 19e siècle pour créer, organiser et renforcer toujours plus la solidarité. A telle enseigne qu’il n’est pas excessif de constater aujourd’hui que l’Europe détruit ce que les Européens ont mis près de cent ans à construire.
L’ampleur des privatisations imposées par la Commission européenne ou décidées par les gouvernements, la volonté, quasi systématique, de confier à l’initiative privée des activités dont la finalité est le service de l’intérêt général représentent une première vague de démantèlement du modèle européen
Le rôle moteur de l’Union européenne dans l’enceinte de l’OMC et la détermination agressive avec laquelle elle entend que soit mis en œuvre, dans sa perception la plus extensive, l’AGCS « en vue de libéraliser par étapes successives tous les secteurs de tous les services » sont à l’origine de la deuxième vague qui se négocie actuellement.
2.
LES VRAIS DECIDEURS : TABD, UNICE, …
L’état d’avancement de la construction européenne, vu les priorités qui ont été accordées aux aspects commerciaux, économiques et financiers, débouche aujourd’hui sur une situation dont seuls le monde des affaires est satisfait. En effet, ce qui s’impose actuellement c’est une Commission européenne dotée de pouvoirs extrêmement larges dans les domaines du commerce, de la concurrence et des questions financières, tout en étant une institution extrêmement peu contrôlée par un Parlement européen aux pouvoirs très limités et par des gouvernements complices ou indifférents auxquels la Commission, en usant et abusant de l’extrême technicité des dossiers, impose des choix de société fondamentaux.
Ces choix sont inspirés par l’idéologie dominante au sein de la Commission qui est, avec un dogmatisme digne de l’URSS stalinienne, la foi dans la libre concurrence absolue. Ces choix sont dictés par des groupes de pression extrêmement puissants auxquels la Commission non seulement ne résiste pas, mais accorde au contraire l’attention la plus complaisante. Deux de ces « lobbies » sont particulièrement pressants pour que les services soient libéralisés, c’est-à-dire pour que soient créées les conditions de leur privatisation.:
- le TransAtlantic Business Dialogue (TABD): créé à l’initiative de la Commission européenne et du ministère américain du commerce, il rassemble le top des hommes d’affaires américains et européens ; il se réunit tous les six mois et publie des «Recommandations» ; la Commission européenne, en principe en charge de l’intérêt général, a désigné deux de ses fonctionnaires pour vérifier qu’elle respecte bien ces « Recommandations.» Parmi ces dernières, le TABD demande la suppression des législations et réglementations nationales, régionales, provinciales et locales qui, dans les domaines comme la santé, les normes de sécurité ou l’environnement, constituent des « obstacles au commerce. » C’est dans ce cadre que le principe d’un salaire minimum garanti est remis en question et que les législations sociales sont considérées comme des entraves à la libre concurrence. Selon les TABD, ses contacts avec la Commission européenne sont quotidiens.
- l’UNICE, la plus grande fédération patronale d’Europe, a créé en son sein le « European Services Network (ESN)» devenu depuis lors le European Services Forum (ESF); il a arrêté une série de principes en matière de libéralisation des services qu’on retrouve tels quels dans les positions de la Commission européenne : pression en faveur d’une libéralisation poussée de tous les secteurs de tous les services ; attention particulière aux démantèlement des législations et réglementations nationales contraires à la libre concurrence; surveillance renforcée du respect des règles de l’AGCS par les Etats et leurs pouvoirs subordonnés ; suppression des exigences nationales ou locales relatives aux personnes employées ; renforcement des « disciplines » arrêtées par l’OMC pour limiter les réglementations nationales ou locales, etc.
Ces groupes de pression sont les véritables décideurs. Avec le soutien des quinze gouvernements, la Commission européenne traduit leurs volontés en propositions politiques. Il n’est pas rare de retrouver, mot pour mot dans les documents de la Commission, des phrases publiées dans les brochures de ces lobbies. Alors que la Commission refuse de communiquer aux Etats membres, au Parlement européen et aux Parlements nationaux, seuls véritables détenteurs d’une légitimité démocratique, les documents concernant les demandes et les offres de libéralisation des services, c’est avec ces groupes de pression qu’ils ont été élaborés. C’est à eux que la Commission a demandé de dresser, pays par pays, la liste des législations et des réglementations que ces firmes privées considèrent comme étant des obstacles au commerce.
3. LE VRAI PROJET EUROPEEN : UN MARCHE
ATLANTIQUE UNIQUE
Le projet qui est à l’œuvre n’est pas de perfectionner et de généraliser le modèle européen. Ce qui est en cours, c’est son démantèlement. Les gouvernements européens, toutes tendances politiques confondues, ont fait un choix capital sur lequel ils n’ont, bien entendu, jamais consulté les citoyens : le choix d’étendre le modèle américain au marché européen dans le cadre de ce qui nous est présenté comme « un partenariat économique transatlantique.»
Leon Brittan, Commissaire européen au commerce international, avait lancé la négociation d’un « Nouveau Marché Transatlantique (NMT).» Comme souvent avec les Anglo-Saxons, l’intitulé de ce projet avait le mérite d’annoncer clairement la couleur : il s’agissait ni plus ni moins de créer une vaste zone de libre-échange entre l’Union européenne et les Etats-Unis, c’est-à-dire de placer les économies des quinze pays européens sous la coupe du système américain, des procédures américaines, des sociétés américaines.
Présenté avec une telle franchise, ce projet était trop choquant pour être accepté par certains gouvernements qui ont fait du double langage une méthode. Après une intense pression de l’opinion publique, des organisations syndicales et de certains éléments de la gauche française, le gouvernement Jospin fut contraint de dénoncer le projet de NMT.
Mais trois semaines plus tard, lors du sommet de Londres USA-UE du 18 mai 1998, sous une présentation différente, mais avec un contenu identique, l’Union européenne (sous présidence britannique) et les Etats-Unis signaient une « Déclaration commune sur le Partenariat Economique Transatlantique (PET).» Ensuite, en recopiant les Recommandations du TABD, la Commission européenne a préparé un «Plan d’Action du Partenariat Economique Transatlantique», qui a été adopté le 9 novembre 1998 par le Conseil des Ministres européens - sans le moindre débat, ainsi que l’indique le procès verbal de la réunion.
Le PET est un double engagement :
a) celui qu’ont pris ensemble Américains et Européens de s’accorder en toutes matières pour créer progressivement cette zone de libre-échange transatlantique, c’est-à-dire pour éliminer, sur l’espace européen, toutes les législations et réglementations, nationales ou locales, qui pourraient entraver l’activité des entreprises américaines : protections sociales et environnementales, droit du travail, services publics, politiques culturelles et d’éducation, normes sanitaires, marchés publics, investissements, concurrence, etc. ;
b) celui pris par les mêmes partenaires pour faire avancer ensemble à l’OMC tous les projets de libéralisation.
Pour ce faire USA et UE ont pris un autre engagement : celui de « recueillir le point de vue des milieux d’affaires, notamment dans le cadre du TABD » et de travailler ensemble « sur la base des recommandations de l’industrie.» Le TABD est le véritable inspirateur du PET ; ses dirigeants étaient d’ailleurs les invités de Clinton et de Blair lorsque le PET fut adopté en mai 1998. Quant aux citoyens et à leurs élus, ils ont été et restent tenus à l’écart.
4.
LES SERVICES : UNE PRIORITE DU PET
Les services sont l’objet d’une attention toute particulière dans le «Plan d’Action du Partenariat Economique Transatlantique» de la Commission européenne : non seulement ils sont repris dans les thèmes du dialogue transatlantique, mais ils sont également traités dans le cadre des actions bilatérales et des actions multilatérales. Les services sont la cible prioritaire de ce partenariat transatlantique. L’intention est clairement annoncée : définir en commun « un programme ambitieux » de libéralisation des services, avec pour objectifs :
- d’augmenter les possibilités d’accès au marché
-
d’éliminer les obstacles spécifiques (c’est-à-dire les législations
et réglementations nationales et locales) existants dans les secteurs des
services
-
d’améliorer les conditions d’établissement (c’est-à-dire éliminer
les législations qui privilégient les prestataires de services nationaux)
-
de mettre en place de nouvelles règles visant à renforcer l’accès au
marché et à garantir que les services peuvent être fournis dans un
environnement propice à la concurrence (c’est-à-dire supprimer les
contraintes fiscales, sociales, environnementales, d’aménagement du
territoire).
Il s’agit, ni plus, ni moins, de créer
une zone de libre-échange USA-Union européenne dans les services qui vont tous
être, progressivement, placés en situation de compétition commerciale sans
que les devoirs de service au public puissent justifier des traitements appropriés.
5.
LE DOUBLE LANGAGE DE PASCAL LAMY
Depuis quelques temps, le Commissaire européen Pascal Lamy, unique négociateur à l’OMC
au nom des Quinze, se répand en formules faisant croire qu’il résiste à la poussée néo-libérale. Il abreuve les media français d’expressions du genre « maîtriser la mondialisation », « pour une mondialisation encadrée.»
Mais le langage de Pascal Lamy est bien différent lorsqu’il est l’invité des vrais décideurs ou lorsqu’il se trouve à la table des négociations. Dans ces cas-là, cet ancien banquier est en première ligne pour faire triompher le libéralisme intégral, c’est-à-dire pour que soient prises des décisions en vue d’évoluer toujours plus vers un monde où tout est à vendre ou à acheter : les minéraux, les végétaux, les animaux, les êtres humains, ce qu’ils produisent et les procédés qu’ils utilisent.
Ecoutons-le s’adressant, à peine investi dans ses nouvelles fonctions comme successeur de Leon Brittan, à l’assemblée du TABD, à Berlin, le 29 octobre 1999 : « la nouvelle Commission soutiendra [les Recommandations du TABD] de la même manière que la précédente. Nous ferons ce que nous avons à faire d’autant plus facilement que, de votre côté, vous nous indiquerez vos priorités. »
Ecoutons-le, encore, en ayant à l’esprit son refus actuel de communiquer aux élus et aux citoyens les documents relatifs à l’AGCS, lorsqu’il s’exprime six mois plus tard devant le même lobby, le 23 mai 2000 à Bruxelles : « Les relations de confiance et les échanges d’informations entre le monde des affaires et la Commission ne seront jamais nombreux. (…) Nous consentons de grands efforts pour mettre en œuvre vos Recommandations dans le cadre du partenariat économique transatlantique et, en particulier, il y a eu des progrès substantiels dans les nombreux domaines sur lesquels vous avez attiré notre attention. (…) En conclusion, nous allons faire notre travail sur la base de vos Recommandations. »
Ecoutons-le, enfin, devant ceux auxquels il peut s’exprimer en toute franchise quand il s’adresse au US Council for International Business, à New York, le 8 juin 2000 : « Nous avons besoin du soutien du monde des affaires au système de l’OMC pour davantage de libéralisation. »
Comment faire confiance à un homme qui ose répéter, aujourd’hui, que l’éducation, la santé, la culture ne sont pas menacés par l’AGCS ? A Strasbourg, le 6 octobre 1999, il déclarait : « L’OMC doit élargir ses attributions pour englober des questions de société telles que l’environnement, la culture, la santé et la nourriture qui, à l’instar de la concurrence et de l’investissement ne peuvent plus être tenues à l’écart du commerce.»
Et quand il se trouve à la table des négociations, celui qui en principe est porteur du message proclamé d’humanisme, de solidarité et de générosité de l’Europe, se comporte comme le plus implacable, le plus agressif et le plus arrogant des négociateurs. Quand on entend les témoignages de délégations de pays du Sud à ces négociations, on n’a plus le moindre doute sur la réalité de son double langage et sur son adhésion au libéralisme le plus dogmatique.
Celui qui ose parler de « partenariat » avec les pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique n’est-il pas le même qui impose à ces pays le respect des plans d’ajustement structurels du FMI qui détruisent les systèmes éducatifs et de santé, celui qui impose le respect par ces pays d’accords de l’OMC dont ils observent la nocivité pour leur développement ?
Celui qui déclarait en 2002 au journal français Libération « la santé doit passer avant le profit » n’est-il pas celui qui a avancé les propositions les plus en retrait par rapport aux engagements de Doha sur la question de l’accès aux médicaments essentiels au point de défendre des solutions plus mauvaises que le statu quo pour les pays concernés ?
Celui qui prétendait vouloir respecter le principe du service public comme élément constitutif du « modèle européen », n’est-il pas celui qui a demandé et obtenu que commencent à l’OMC des négociations sur la privatisation des biens et services environnementaux (toute la chaîne de l’eau de la source au traitement des eaux usées, toute la chaîne énergétique pétrole, gaz, nucléaire et énergies alternatives compris, toute la chaîne des déchets, les parcs naturels, les politiques touristiques, certains aspects de l’aménagement du territoire, …) ?
N’est-ce pas l’Union européenne qui a demandé et obtenu un coup d’accélérateur dans la négociation sur la mise en œuvre de l’AGCS en proposant les dates du 30 juin 2002 pour le dépôt des demandes de libéralisation des services et celle du 31 mars 2003 pour les offres ? Et, dans la foulée, n’est-ce pas l’Union européenne qui demande à 109 pays du monde de privatiser leurs services environnementaux et de nombreux autres services publics ?
N’est-ce pas l’Union européenne qui est la plus agressive pour demander que commencent des négociations sur l’investissement, les marchés publics, la concurrence et la facilitation des échanges ? Il s’agit non seulement de ressusciter l’Accord Multilatéral sur l’Investissement rejeté en 1998, mais d’aller encore beaucoup plus loin dans le démantèlement des politiques privilégiant le développement local ou régional et de renforcer la soumission des peuples aux volontés des firmes transnationales
Il est manifeste que si, comme certains le prétendent, les gouvernements d’Europe veulent encadrer la globalisation, ils doivent d’abord encadrer Pascal Lamy et revoir le mandat extrêmement large qui lui a été confié en 1999 pour la conférence de l’OMC à Seattle et qui n’a plus été modifié depuis lors.
(à suivre)
Dr Raoul Marc JENNAR
Chercheur auprès d'Oxfam Solidarité
(Bruxelles) et de l'URFIG (Bruxelles-Paris-Genève)
Tél : (32) (0) 478 913 812 ; Fax : (32) 2 511 89 19 ; Email : raoul.jennar@oxfamsol.be ou rmj@urfig.org ; Site web : www.urfig.org
SOYONS DES DIZAINES DE MILLIERS LE DIMANCHE 9 FEVRIER A BRUXELLES
- POUR EXIGER UN MORATOIRE SUR LES NEGOCIATIONS AGCS
- POUR IMPOSER LA TRANSPARENCE ET LE CONTROLE DEMOCRATIQUE
- POUR RECLAMER UNE DEFINITION PRECISE DES SERVICES PUBLICS
- POUR INTERDIRE L’APPLICATION DE L’AGCS AUX SERVICES PUBLICS
- POUR EXIGER UNE REVISION DU MANDAT DE LA COMMISSION EUROPEENNE
Manifestation européenne organisée à l’initiative des deux grandes confédérations syndicales belges (CSC et FGTB) avec le soutien des associations et ONG du Forum Social de Belgique.