Document URFIG - Analyse relative à l'AGCS

 

 

 

LES SERVICES, L’EUROPE ET L’OMC

par Dr Raoul Marc JENNAR

(Cet article a été publié dans le quotidien belge « La Libre Belgique » du 29 mai 2002. Stefaan Declercq, au nom d’Oxfam Belgique, et Arnaud Zacharie, au nom du Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde, et Attac Belgique l’ont contresigné.)

 

D’aucuns trouvent « ringard » de vouloir défendre la notion de service public. Ce serait typique d’un archaïsme de gauche ne répondant pas aux contraintes de la modernité. Mais la nécessité du « moderne » n’est-elle pas, bien souvent, l’alibi de ceux qui veulent revenir sur les droits fondamentaux qu’ils ont dû concéder ? Aujourd’hui comme hier, ceux qui soumettent les choix de société aux priorités économiques invoquent la nécessité d’être « moderne ».

Et pourtant, la modernité ne consiste-t-elle pas à mettre au service de tous les instruments qui optimalisent la capacité à mettre en œuvre des droits fondamentaux : le droit à la santé, à l’éducation, le droit à respirer, à boire et à manger sans être menacé par des nuisances créées par des activités humaines, l’accès à des services qui  prennent en compte à la fois l’intérêt général et la satisfaction des besoins particuliers et on pense notamment à ce qui relève des communications, qu’elles concernent le transport des personnes, des biens et des marchandises  ou le déplacement des messages et des informations ?

L’idéologie dominante, qui semble emporter des responsables politiques de tous horizons, voudrait nous faire croire que l’intérêt général serait mieux servi s’il était confié à l’initiative privée, c’est-à-dire à des intérêts particuliers. Le slogan – car ce n’est qu’un slogan – « quand c’est privé, c’est meilleur, c’est plus sûr et c’est moins cher » est devenu le nouvel article de foi auquel tous les citoyens sont priés d’adhérer. En occultant,  les démentis spectaculaires dont la réalité nous fournit chaque jour des exemples. C’est ce dogme qui se trouve à la base d’un des accords gérés par l’Organisation Mondiale du Commerce : l’AGCS ou Accord  Général sur le Commerce des Services.

L’AGCS fournit le cadre légal à des négociations successives en vue d’atteindre un niveau de libéralisation toujours plus poussé. Le terme, qui n’est pas fixé, c’est la libéralisation de tous les secteurs de services, après avoir éliminé, négociations après négociations, les « entraves au commerce » que sont les législations nationales protégeant les spécificités propres à chaque pays.

L’AGCS est une machine à libéraliser qui représente une menace de toute première importance pour tous ceux qui sont convaincus que l’autorité publique est gardienne de l’exercice des droits fondamentaux et de la primauté de l’intérêt général. Principalement, pour 4 raisons :

Première raison : la caractère évolutif de l’AGCS. Cet accord, à la différence de beaucoup de traités internationaux, ne constitue pas un aboutissement, mais bien un point de départ. Son article XIX précise en effet que « les Membres engageront des séries de négociations successives, qui commenceront cinq ans au plus tard après l’entrée en vigueur de l’Accord sur l’OMC et auront lieu périodiquement par la suite, en vue d’élever progressivement le niveau de libéralisation. (…) Le processus de libéralisation progressive sera poursuivi à chacune des négociations (…). » Ce caractère ininterrompu du processus de libéralisation enlève toute garantie de voir un secteur du domaine des services lui échapper à terme. Ce qui n’aura pas été libéralisé aujourd’hui pourra l’être demain, dans le cadre du même traité. Et même au-delà de celui-ci, si on se réfère au document déposé à l’OMC par la mission américaine qui affirme, évoquant les restrictions actuellement autorisées : « Notre défi est d’accomplir une suppression significative de ces restrictions à travers tous les secteurs de services, abordant les dispositions nationales déjà soumises aux règles de l’AGCS et ensuite les dispositions qui ne sont pas actuellement soumises aux règles de l’AGCS et couvrant toutes les possibilités de fournir des services. »

Deuxième raison : l’AGCS n’offre aucune garantie qu’on ne touchera jamais à des secteurs où l’égalité des droits ne peut en aucune façon être remise en question : l’éducation et la santé. Il est vrai qu’une réserve est inscrite dans le texte (article I) : l’AGCS ne s’applique pas aux « services fournis dans l’exercice du pouvoir gouvernemental », c’est-à-dire « tout service qui n’est fourni ni sur une base commerciale, ni en concurrence avec un ou plusieurs fournisseurs de services. » Mais quel est le pays où des écoles et des cliniques privées ne concurrencent pas des écoles et des hôpitaux publics ? La majorité des pays ont des systèmes d’éducation et de santé hybrides. Cette réserve est donc inopérante.

Troisième raison : dès à présent, dans les documents de travail préparés à l’OMC, des secteurs comme l’éducation et la santé sont traités comme des marchés, qu’il faut libérer des normes nationales adoptées là où on a tenté de réaliser l’égalité des droits. Ces normes sont considérées comme des « entraves au commerce.» L’OMC invite les entreprises privées à fournir, pays par pays, la liste des obstacles à la libre concurrence qu’ils soient législatifs ou réglementaires, nationaux, régionaux, provinciaux ou locaux.

Quatrième raison : l’attitude de la Commission Européenne, véritable fer de lance de la croisade néolibérale. En 1995, elle s’est engagée pour 12 des 15 pays (l’Autriche, la Finlande et la Suède ont refusé d’entrer dans ce mécanisme) à ne pas imposer de nouvelles mesures qui restreindraient l’accès au marché dans quatre des cinq secteurs du « marché de l’éducation .» En échange de quoi, ces secteurs sont momentanément protégés. Jusqu’à révision des engagements et des exemptions qu’ils impliquent.  Lors de la récente conférence ministérielle de l’OMC à Doha, c’est à la demande de l’Union européenne qu’on a inclus, dans le programme d’un nouveau cycle de négociations, « l’abaissement des barrières tarifaires et non tarifaires en matière de biens et de services  dans le domaine de l’environnement .» Obéissant aux lobbies qui entendent privatiser la chaîne de l’eau, la gestion des déchets et la filière énergétique, la Commission européenne s’est une nouvelle fois distinguée comme l’instrument politique le plus puissant d’Europe pour soumettre l’intérêt général à la logique du profit.

La question des services représente un enjeu national, européen et mondial. Il ne faut pas s’y tromper : ce n’est pas parce que nombre de pays du Sud ne disposent pas de services publics qu’ils sont prêts à abandonner leurs spécificités culturelles, leurs ressources naturelles, leurs modes propres d’organisation sociale, leur patrimoine. Ils ne sont pas prêts à remplacer la tutelle politico-économique des anciennes puissances coloniales par l’asservissement économique aux sociétés transnationales.

Chez eux comme chez nous, l’apport du secteur privé ne fournit qu’une partie de la réponse aux besoins fondamentaux.  Il n’apporte en aucune façon toute la réponse.

 

Dr Raoul Marc JENNAR

Chercheur auprès d’Oxfam Solidarité et de l’URFIG