Document URFIG - Analyse relative à l'OMC
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JUIN 2003 : A CENT JOURS DE LA CONFERENCE DE CANCUN
LES RAISONS DE MODIFIER LE MANDAT
DE
POUR
LES NEGOCIATIONS
1.
Au nom du commerce extérieur
Bon nombre de gouvernements, dans le monde, comptent en leur sein un « ministre du commerce extérieur. » Au niveau européen, le Traité, en son article 133, relatif à « la politique commerciale commune » dispose que les négociations internationales « sont conduites par la Commission en consultation avec un comité spécial. » Un Commissaire est spécifiquement désigné pour traiter ces matières. Il est, dans toutes les enceintes internationales où se débattent des questions dans lesquelles il est fait référence au commerce international, le négociateur unique au nom des Etats membres de l’Union européenne sur la base d’un mandat préparé par ses services et ensuite soumis pour approbation au Conseil européen des ministres.
Mais la référence au « commerce extérieur » ou à « la politique commerciale » est totalement réductrice et donc trompeuse depuis que, en conséquence des Accords de Marrakech qui ont, notamment, fondé l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), la notion de commerce, sur la scène internationale recouvre beaucoup plus que sa définition traditionnelle : l’échange de biens et de marchandises. Aujourd’hui, confier à un ministre ou à un commissaire européen le commerce international, c’est lui confier des responsabilités considérables dans des domaines qui n’ont, parfois, aucun rapport direct avec le commerce : l’agriculture, les brevets, les droits d’auteur, les copyrights, l’investissement, les marchés publics, l’immense domaine des services (l’enseignement, la santé, la culture, mais également les services financiers, les services juridiques, les services comptables et fiduciaires, les transports, les services environnementaux, etc., etc., etc., la sécurité sociale, tout le secteur des activités non marchandes et les services publics), bref, toutes les matières couvertes par les 22.500 pages des Accords de Marrakech qui impliquent des choix fondamentaux de société.
C’est
dire les énormes responsabilités qui sont celles des ministres nationaux et du
commissaire européen en charge du « commerce extérieur .» Et
pourtant, si on passe en revue les quinze gouvernement de l’Union européenne,
on n’a pas l’impression que cette importance soit reconnue. Sans vouloir le
moins du monde faire injure aux personnes actuellement en charge, force est de
reconnaître que la place de ce ministre dans la hiérarchie de son gouvernement
est secondaire. Souvent même, il s’agit d’un ministre délégué ou d’un
secrétaire d’Etat. Et le titulaire du portefeuille est rarement une
personnalité politique de poids. Quelle peut être l’explication ?
Faible prise de conscience des enjeux de la part des partis politiques ou
dissimulation, derrière un portefeuille anodin, de dossiers importants dont on
préfère de facto déléguer la gestion à ce gouvernement non élu et
non contrôlé au service des groupes de pression industriels et financiers
qu’est la Commission européenne ? Les deux à la fois, très
probablement.
D’autant
que, contrairement aux quinze gouvernements, le titulaire du commerce
international au sein de la Commission européenne est, lui, une personnalité
de très grand format : M. Pascal Lamy, ancien directeur de cabinet du président
de la Commission européenne J. Delors, ancien directeur général du Crédit
Lyonnais dont il a géré la privatisation.
En 1999, il a été proposé par Dominique Strauss-Khan, ministre de l’Economie et des Finances et Lionel Jospin , Premier ministre, pour siéger au sein de la Commission européenne où il succède à Léon Brittan à la direction du commerce international. Peu après son entrée en fonction, il déclare devant le top des patrons des deux rives de l’Atlantique réunis au sein du TransAtlantic Business Dialogue (TABD): La nouvelle Commission soutiendra (les propositions du TABD) de la même manière que la précédente. Nous ferons ce que nous avons à faire d’autant plus facilement que, de votre côté, vous nous indiquerez vos priorités (…) Je crois que le monde des affaires doit aussi parler franchement et convaincre que la libéralisation du commerce et en général la globalisation sont de bonnes choses pour nos peuples[i][1]… »
2.
Le mandat de 1999
En
vue de la 3e conférence ministérielle de l’OMC qui doit se tenir
fin 1999 à Seattle, la Direction générale du Commerce de la Commission européenne,
à partir de mars 1998, sous l’impulsion des Commissaires Brittan d’abord et
Lamy ensuite, soumet au Comité 133 une série de notes. Elles préparent la rédaction
du mandat que le Conseil européen des Ministres doit confier à Pascal Lamy.
Dans le secret des délibérations confidentielles du Comité 133, des experts
des 15 gouvernements et de la Commission européenne élaborent un mandat dont
les orientations procèdent toutes d’une même idéologie : le néolibéralisme.
Elles avancent toutes des propositions qui, sous l’égide de l’OMC, doivent
imposer à chaque Etat la dérégulation la plus large de tous les secteurs
d’activité. Elles sont extrêmement ambitieuses dans la mesure où
l’intention est d’obtenir à Seattle la décision d’entamer, à l’OMC,
un nouveau cycle de négociations qui, si elles devaient aboutir, reviendraient
à ajouter une vingtaine d’accords nouveaux à la soixantaine qui furent adoptés
à Marrakech. C’est un « Millenium Round » que la
Commission appelle de ses vœux.
Le
mandat de 1999, on devrait plutôt parler d’un chèque en blanc néolibéral,
offre à Pascal Lamy la possibilité de répondre aux attentes des groupes de
pression industriels et financiers, parfois même de les anticiper. Il ne s’en
privera pas, ainsi que l’attestent quelques exemples repris dans les multiples
notes qui sont déposées au Comité 133 ou à l’OMC :
-
abandon du principe de précaution pour satisfaire les attentes du monde des
biotechnologies et de l’agro-business ;
-
abandon des principes affirmés dans la « déclaration de Doha sur les
brevets et la santé publique » pour satisfaire les entreprises
pharmaceutiques ;
-
abandon de la défense du service public dans la gestion du cycle de l’eau
pour répondre aux attentes des Vivendi, Ondeo, Thimes Water,
Aqua Mundi and Co ;
-
abandon du principe du « service universel » pour satisfaire toutes
les entreprises privées prestataires de services qui attendent la mise en œuvre
la plus large de l’AGCS et le démantèlement des services publics;
-
soutien systématique, dans les documents présentés dans toutes les conférences
internationales (par ex : Johannesburg, Monterrey,…), ainsi que dans les
documents déposés à l’OMC, à la prééminence des règles de l’OMC sur
les normes éthiques, sociales, sanitaires et environnementales et dans les
rapports avec les pays en développement, prééminence affirmée dans des
formules alambiquées du style « dans le respect intégral des règles de
l’OMC ;»
-
soutien systématique à l’ouverture de négociations au sein de l’OMC sur
un nouvel accord multilatéral sur l’investissement du type de l’AMI rejeté
en 1998 ;
- soutien systématique à la privatisation de tous les biens et services environnementaux.
-
soutien à la suppression des dispositions confirmées dans le Traité de Nice
(décembre 2000) à l’article 133, garantissant que des décisions de libéralisation
dans les domaines de la santé, de l’enseignement et de la culture ne puissent
être prises qu’à l’unanimité des Etats membres de l’Union européenne :
le Commissaire Lamy défend l’extension du vote à la majorité dans ces matières
afin de permettre la privatisation totale de ces secteurs qui, en 2004, ne
seront plus, en principe, protégés par les exemptions de 1994[ii][2].
En
soi , cet usage du mandat de 1999 justifie à lui seul qu’on le modifie.
3. Les raisons d’un nouveau mandat
A
cent jours de la 5e conférence ministérielle de l’OMC, qui se
tiendra à Cancun, du 10 au 14 septembre, la question est posée de
l’opportunité de revoir le mandat confié à la Commission européenne en
1999[iii][3].
En
Belgique, la Chambre des Représentants, unanime, a adopté, le 20 mars 2003,
une motion de recommandation demandant au gouvernement belge « de
remettre le mandat du Commissaire Lamy à l’ordre du jour du Conseil de
l’Union avant la conférence ministérielle de Cancun. » Avant les
élections législatives belges du 18 mai, le Parti Socialiste et les
Ecologistes avaient inscrit cette modification du mandat dans leurs exigences
pour la constitution du nouveau gouvernement issu de ce scrutin.
Dans
tous les pays d’Europe, nombreux sont les syndicats, les associations, les ONG
qui demandent cette modification.
Des
raisons techniques et politiques justifient cette révision du mandat de 1999 :
1)
ce mandat avait été adopté dans la perspective de la conférence ministérielle
de Seattle qui a totalement échoué à rencontrer un des engagements formulés
par les pays riches lors de la signature des Accords de Marrakech : cinq
ans après la signature de ces derniers, procéder à une évaluation de
l’impact économique, social, environnemental et culturel de ces Accords ;
2)
ce mandat a été formulé expressément pour une conférence qui a débouché
sur une impossibilité de décider ; les procédures utilisées lors de la
préparation de cette conférence et pendant la conférence elle-même ont nié
les droits fondamentaux des Etats membres de l’OMC qui n’appartiennent pas
au camp de la « Quad » (Europe, USA, Canada, Japon) ; après
Seattle, les gouvernements européens et la Commission se répandaient en déclarations
selon lesquelles, il s’imposait de respecter ces droits et que les leçons de
Seattle avaient été retenues. La Commission a même élaboré des notes
proposant des modifications des procédures. Ce qui en soi appelait une révision
du mandat.
3)
sans tenir compte de l’échec de la conférence de Seattle, sans tenir compte
des leçons à tirer de cet échec, sans tenir compte de la répétition et même
de l’amplification des procédures condamnables observées pendant la préparation
de la conférence suivante, celle de Doha, le Conseil européen des Ministres a
reconduit, à la virgule près, le mandat du 25 octobre 1999 en vue de la 4e
conférence ministérielle de l’OMC.
4)
cette conférence de Doha a programmé un ensemble de négociations. Sur un
certain nombre de matières (agriculture, brevetage du vivant, services,
traitement spécial et différencié, accès aux médicaments, mise en œuvre
des accords existants, règles antidumping,…) où il est possible, si tant est
qu’on le veuille autrement qu’en propos jamais concrétisés, de répondre
en partie à l’attente des pays en développement, des échéances ont été
arrêtées. Un résultat doit être présenté à la prochaine conférence
ministérielle qui se tiendra à Cancun. A ce jour, aucune de ces échéances
n’a été respectée, aucun résultat n’est obtenu.
Même dans un dossier qui revêt une urgence d’une extrême intensité
dramatique, celui de l’accès aux médicaments, c’est l’égoïsme des pays
riches attachés prioritairement à protéger les profits exorbitants des firmes
pharmaceutiques qui a prévalu[iv][4]. L’incapacité
des négociateurs à trouver des solutions sur ces différents dossiers impose
aux gouvernements européens de procéder à une évaluation de ces négociations.
Au stade actuel, ces gouvernements se contentent d’une évaluation anesthésiante
par le négociateur lui-même. Ce qui est insuffisant. En tout état de cause,
l’échec actuel des négociations du programme de Doha justifie pleinement une
révision d’un mandat totalement inadapté aux négociations en cours et au
programme annoncé pour la conférence de Cancun.
5)
dans le cadre des négociations sur la mise en œuvre de l’Accord Général
sur le Commerce des Services qui, à la demande de l’Union européenne, ont été,
pour la phase actuelle, intégrées dans le programme de Doha, la Commission a
adressé à 109 pays des requêtes de libéralisation de services
scandaleusement outrancières que les affirmations mensongères de Pascal Lamy
et de certains ministres n’ont pu dissimuler plus longtemps une fois ces requêtes
connues : la libéralisation du cycle complet de l’eau est demandée à
tous les pays, y compris ceux qui, par des procédures démocratiques viennent
d’y renoncer ; la privatisation des services publics est demandée ;
des requêtes en grand nombre sont adressées aux pays les plus pauvres. Il est
important de vérifier si les 15 gouvernements soutiennent ces demandes qui
constituent une formidable agression contre les pays du Sud ; il est
important de vérifier si de telles requêtes doivent continuer à faire partie
du mandat de M. Lamy.
6)
en s’appuyant sur le mandat de 1999, la Commission européenne a négocié
avec les pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique un « Accord de
Cotonou » par le biais duquel l’Union européenne force ces pays à
appliquer certains accords de l’OMC et les plans d’ajustement structurels du
FMI. Une révision du mandat de la Commission européenne devrait exclure la
possibilité pour cette institution technocratique d’interpréter aussi
extensivement le mandat qui lui a été confié pour les négociations à
l’OMC.
7) un prise de conscience du contenu et de la portée des Accords de Marrakech émerge peu à peu et s’amplifie dans de nombreux milieux : associations citoyennes, ONG, syndicats et même partis politiques. Ils sont de plus en plus nombreux ceux qui tiennent à rappeler qu’on peut favoriser le commerce, sans remettre en cause la démocratie et l’indispensable rôle régulateur et redistributeur de l’Etat, sans menacer la souveraineté des peuples et leur libre choix ; qu’on peut favoriser les activités marchandes sans donner aux règles de la concurrence commerciale la priorité sur les droits humains fondamentaux, sur les normes sociales, sanitaires et environnementales ; qu’on peut encourager les échanges commerciaux sans affecter le droit fondamental de tous à l’éducation et à la culture. Même certains parlementaires qui ont ratifié ces accords en 1995 se rendent compte que leur confiance a été abusée par des experts, par des diplomates, par des ministres, par la Commission européenne. Ils prennent peu à peu conscience de l’extraordinaire effacement de la démocratie devant la technocratie que représentent l’adoption des Accords de Marrakech et, depuis lors, les négociations à l’OMC. Une opposition croissante s’exprime sinon contre la totalité de ces Accords au moins contre les outrances qu’ils contiennent. Cette opposition légitime doit être prise en compte.
8)
Des attentes s’expriment, parfois même formulées par des gouvernements qui
invoquent la nécessité de restaurer la primauté du politique sur le
commercial, l’économique et le financier et parlent « d’encadrer la
mondialisation »; il importe dès lors d’exiger de leur part une cohérence
qui a fait, jusqu’ici, défaut :
-
il importe de rendre l’OMC effectivement transparente et démocratique et
d’abolir les pratiques qui font que seuls se manifestent des rapports de force
au mépris des rapports de droit ; un groupe de pays en développement a déposé
des propositions tout à fait raisonnables que, s’appuyant sur son mandat
ultra-libéral, la Commission européenne a rejetées. Un nouveau mandat devrait
imposer à Pascal Lamy de soutenir les plus pertinentes de ces propositions ;
-
il importe de mettre fin à la confusion des pouvoirs qui caractérise l’OMC
et en fait l’institution internationale la plus puissante du monde au préjudice
d’autres organisations dont les objectifs sont au moins aussi respectables que
ceux de la concurrence commerciale. Un nouveau mandat devrait inscrire cet
objectif de négociation ;
-
il importe d’intégrer dans les Accords de l’OMC des principes qui tempèrent
la portée des exigences contenues dans les règles du traitement de la nation
la plus favorisée, du traitement national et de la transparence afin de
respecter la souveraineté des Etats et la primauté des normes relatives aux
droits humains fondamentaux, aux droits sociaux, sanitaires, environnementaux et
culturels des peuples. Un mandat digne du message humaniste que l’Europe prétend
envoyer au monde devrait inclure l’obligation de négocier la compatibilité
des Accords de l’OMC avec des instruments internationaux tels que le Pacte
international sur les droits économiques, sociaux et culturels ou la Convention
sur le respect de la Biodiversité ;
-
il importe d’inclure dans le mandat de la Commission européenne
l’obligation de négocier des règles nouvelles applicables aux acteurs privés ;
jusqu’ici les Accords de l’OMC se caractérisent par des obligations faites
aux Etats en vue de faciliter les activités des firmes privées ; il faut
y ajouter des obligations faites à ces firmes qui s’efforcent d’ignorer les
droits des Etats et des peuples ;
-
il importe de définir des notions et des objectifs d’intérêt général
comme, par exemple, le «service universel,» le «service public,» le «principe
de précaution », la « souveraineté alimentaire » et inclure
dans le mandat du Commissaire Lamy l’obligation de les défendre à l’OMC ;
-
il importe d’imposer à Pascal Lamy un choix politique prioritaire : en
aucune façon la santé, l’enseignement et la culture ne peuvent être soumis
aux règles de l’AGCS , en conséquence cet accord doit être renégocié,
ce qui implique une suspension de sa mise en oeuvre;
-
il importe d’inclure dans le mandat l’abandon de la position favorable à la
privatisation des biens et services environnementaux et en particulier le cycle
de l’eau ;
-
enfin, il importe d’inclure dans le mandat une précision explicite à l’égard
du négociateur unique : à savoir qu’il est le négociateur des Etats et
non des firmes privées.
Dr
Raoul Marc JENNAR
Chercheur
pour Oxfam Solidarité (Bruxelles) et pour l’Unité de Recherche, de Formation
et d’Information – URFIG (Paris) ; www.oxfamsol.be ; www.urfig.org
[i][1] Discours devant le TABD, Berlin, 29 octobre 1999.
[ii][2]
Voir à ce sujet notre brochure L’Accord Général sur le
Commerce des Services ou comment revenir sur 200 ans de conquêtes
politiques et sociales et recoloniser le Sud, Bruxelles-Paris :
Oxfam Solidarité-URFIG, avril 2003.Contacts : en Belgique : claire.pierson@oxfamsol.be ;
en France : urfig.jel@noos.fr
[iii][3]
Sur
la conférence ministérielle de Cancún, voir notre brochure Les
enjeux de Cancún, Bruxelles-Paris : Oxfam Solidarité-URFIG,
avril 2003.
[iv][4]
Voir
le dossier établi par le journal français Le Monde dans son supplément
Economie du 27 mai 2003.