Document URFIG - Analyse relative à l'AGCS
AGCS :
SIX RAISONS DE REDOUTER DES MENACES PRECISES SUR L’EDUCATION
Dr. Raoul Marc JENNAR
("L'Humanité", Paris, 12 octobre 2000)
En écrivant une lettre ouverte
au Directeur général de l‘UNESCO (L’Humanité du 25 septembre) pour lui
faire part des menaces sérieuses que fait peser sur le droit à
l’enseignement l’Accord Général sur le Commerce des Services (AGCS),
nous n’étions pas inspirés par la peur, comme le laisse entendre le
secrétaire d’Etat au Commerce, F. Huwart (L’Humanité du 2 octobre). Ayant
pris connaissance des textes négociés dans le secret et ratifiés dans
l’indifférence ou la connivence, refusant de nous laisser endormir par les
propos lénifiants des gouvernants et de la Commission Européenne et scrutant
ce qui se négocie vraiment au siège de l’Organisation Mondiale du Commerce
à Genève, il était devenu évident pour nous qu’un cri d’alarme
s’imposait. Il y a en effet urgence pour les citoyens, dont le mandat confié
aux gouvernants est sans cesse outrepassé, de s’approprier le débat sur leur
avenir dans des matières aussi importantes que l’éducation, la culture ou la
santé.
L’éducation est-elle vraiment
en passe d’être soumise aux lois du marché ? « Non, disent les
gouvernements des Quinze et la Commission Européenne. Nous l’avons protégée. »
Pour rester poli, je me contenterai de répondre qu’ils affirment la chose qui
n’est pas. Point n’est besoin d’invoquer, comme le fait M. Huwart,
d’hypothétiques malentendus. Les textes parlent d’eux-mêmes. Et si les
mots ont encore un sens, ils ne souffrent pas d’interprétations divergentes.
La libéralisation de l’éducation est programmée.
Mais, tout d’abord, rappelons
ce dont il s’agit. Il s’agit tout d’abord d’un droit fondamental :
celui de l’accès libre et égal pour tous à l’éducation. Un droit proclamé
dans un grand nombre d’instruments juridiques internationaux ; un droit
dont la mise en œuvre tarde encore dans nombre de pays, en particulier dans les
pays du Sud, mais également, au nom de la libre concurrence, dans des pays
comme les Etats-Unis. Mais il s’agit aussi d’une activité dont le poids économique
est considérable. En effet, la mise en œuvre de ce droit mobilise
aujourd’hui plus de mille milliards de dollars en dépenses publiques. L’éducation
publique rassemble plus de 50 millions d’enseignants et plus d’un milliard
d’élèves répartis dans des centaines de milliers d’établissements
scolaires. Qui s’étonnera, dès lors, qu’à l’OMC, on ne parle plus que
de « marché de l’éducation ? »
Pour mettre en œuvre les
principes qui fondent l’éducation publique, les gouvernements ont, au fil du
temps, pris des dispositions variées relatives aux subventions, aux critères
de délivrance des diplômes, aux habilitations à délivrer un enseignement, à
la protection de certaines spécificités sociales et culturelles, parfois même
au monopole de l’enseignement public, etc. Toutes ces dispositions sont dès
à présent considérées comme des « exemptions », tolérées
pour un temps dans le processus de la libéralisation des services, car ces
dispositions constituent des « obstacles au commerce ».
Pour six raisons au moins, il
faut considérer que, désormais, l’éducation publique, instrument de réalisation
du droit fondamental rappelé plus haut, est dans la ligne de mire des tenants
du néolibéralisme aux commandes au sein de la Commission Européenne et de
l’OMC.
Première raison : la
caractère évolutif de l’AGCS signé en 1995. Cet accord, à la différence
de beaucoup de traités internationaux, ne constitue pas un aboutissement, mais
bien un point de départ. Son article XIX précise en effet que « les
Membres engageront des séries de négociations successives, qui commenceront
cinq ans au plus tard après l’entrée en vigueur de l’Accord sur l’OMC et
auront lieu périodiquement par la suite, en vue d’élever progressivement le
niveau de libéralisation. (…) Le processus de libéralisation progressive
sera poursuivi à chacune des négociations (…). » Ce caractère
ininterrompu du processus de libéralisation enlève toute garantie de voir un
secteur du domaine des services lui échapper à terme. Ce qui n’aura pas été
libéralisé aujourd’hui pourra l’être demain, dans le cadre du même traité.
Et même au-delà de celui-ci, si on se réfère au document déposé à
l’OMC, le 13 juillet dernier, par la mission américaine qui affirme, évoquant
les restrictions actuellement autorisées : « Notre
défi est d’accomplir une suppression significative de ces restrictions à
travers tous les secteurs de services, abordant les dispositions nationales déjà
soumises aux règles de l’AGCS et ensuite les dispositions qui ne sont pas
actuellement soumises aux règles de l’AGCS et couvrant toutes les possibilités
de fournir des services. »
Deuxième raison : l’AGCS
n’offre aucune garantie qu’on ne touchera jamais à l’éducation. Il est
vrai qu’une réserve est inscrite dans le texte (article I) : l’AGCS ne
s’applique pas aux « services fournis dans l’exercice du pouvoir
gouvernemental », c’est-à-dire « tout service qui n’est
fourni ni sur une base commerciale, ni en concurrence avec un ou plusieurs
fournisseurs de services. » Mais quel est le pays où un enseignement
privé ne concurrence pas tout ou partie de l’enseignement public ? La
majorité des pays ont des systèmes éducatifs hybrides. Cette réserve est
donc inopérante dans le domaine de l’éducation.
Troisième raison : dès à
présent - et depuis 1998 – dans
les documents de travail préparés à l’OMC, l’éducation est traitée
comme un marché divisé en cinq secteurs : enseignement primaire,
enseignement secondaire, enseignement supérieur, enseignement aux adultes et
autres services d’enseignement. Le terrain est préparé pour la conquête par
les entreprises privées de services. L’OMC les invite d’ailleurs à
fournir, pays par pays, la liste de tous les obstacles à la libre concurrence
qu’ils soient législatifs ou réglementaires, nationaux, régionaux,
provinciaux, départementaux ou locaux.
Quatrième raison : on
observe depuis une dizaine d’années une tendance soutenue à la
commercialisation de l’éducation. Le discours dominant présente de plus en
plus souvent ce secteur, jusqu’ici considéré comme un service public, comme
un marché où très légitimement les grandes entreprises privées de services
seraient fondées à faire du profit. Dans plusieurs pays d’Asie,
l’importation de services d’éducation s’est généralisée. En 1996, elle
représentait 58% des exportations américaines dans ce secteur.
Cinquième raison : le
contrôle qu’un grand nombre de pays industrialisés ont voulu garder sur le
secteur éducatif, en 1995 à la signature de l’AGCS, fléchit sérieusement
si on s’en réfère, par exemple, à certaines propositions avancées par le
gouvernement canadien.
Sixième raison :
l’attitude de la Commission Européenne, véritable fer de lance de la
croisade néolibérale. En 1995, elle s’est engagée pour 12 des 15 pays
(l’Autriche, la Finlande et la Suède ont refusé d’entrer dans ce mécanisme)
à ne pas imposer de nouvelles mesures qui restreindraient l’accès au marché
dans quatre des cinq secteurs du « marché de l’éducation .» En
échange de quoi, ces secteurs sont momentanément protégés. Jusqu’à révision
des engagements et des exemptions qu’ils impliquent.
Une nouvelle étape a été franchie en 1998, lorsque la Commission Européenne
a signé avec les Etats-Unis un accord sur « le partenariat
transatlantique » qui, dans le domaine des services, stipule que les
Etats-Unis et l’Union Européenne négocieront des accords afin de « parvenir
à un engagement général en faveur de l’accès inconditionnel au marché
dans tous les secteurs. » Depuis le début de cette année, sans que
les gouvernements des Etats membres - et encore moins les parlements - en aient
débattu, la Commission dépose à l’OMC des « notes informelles »
qui engagent l’Union Européenne dans un processus de libéralisation
progressive des services en ce compris l’éducation.
Quand donc rappellera-t-on à Romano Prodi et à Pascal Lamy les articles 149, 150 et 151 du Traité instituant la Communauté européenne qui imposent aux institutions européennes de « respecter pleinement la responsabilité des Etats membres pour le contenu de l’enseignement et l’organisation du système éducatif ainsi que leur diversité culturelle et linguistique » et qui excluent du champ de compétence de ces institutions, dans le domaine de l’éducation et de la culture, « toute harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des Etats membres. »
Dr Raoul Marc Jennar
Politologue, chercheur auprès d’Oxfam-Solidarité (Belgique) et de l’Unité de Recherche, de Formation et d’Information sur la Globalisation (URFIG), promoteur de la « lettre ouverte au Directeur général de l’UNESCO »