Document URFIG - Analyse relative à l'ADPIC

 

 

Faire passer santé avant profit


(Stefaan Declercq & Raoul Marc Jennar*)

- Article paru dans "Le Soir", 19 juin 2001 -

 

Ce mercredi 20 juin, à Genève, l'Organisation mondiale du commerce (OMC), à la demande pressante des pays africains, entame une session spéciale consacrée à l'Accord sur les droits de propriété intellectuelle en rapport avec le commerce (ADPIC) et son impact sur l'accès aux médicaments.

C'est au nom de l'ADPIC que 39 firmes pharmaceutiques transnationales avaient introduit une plainte contre l'Afrique du Sud. C'est encore au nom de l'ADPIC que les Etats-Unis attaquent le Brésil devant l'OMC parce que ce pays autorise la fabrication de médicaments génériques qui ont fait baisser le prix du médicament de 70 %, le taux de mortalité de moitié et qui ont permis l'économie de 400 millions de dollars en dépenses de santé.

Il faut savoir qu'avant l'ADPIC, signé à la fin de l'Uruguay Round, en 1994, chaque pays était libre de décider de sa législation sur les brevets en matière de médicaments. Ici, le brevet n'était pas applicable à certains médicaments, là, sa durée était limitée à 5 ou 10 ans, ailleurs, il n'y avait pas de législation du tout. Avec l'ADPIC, rédigé sous la pression de l'industrie pharmaceutique et imposé par les gouvernements des pays industrialisés, tous les pays membres de l'OMC sont obligés d'adopter une législation imposant un brevet sur tous les médicaments pour une durée de 20 ans. Tout en laissant libre la fixation des prix, bien entendu.

D'une manière générale, l'ADPIC impose la généralisation de la pratique du brevet dans des domaines où elle était rare ou absente jusqu'en 1994. C'est ainsi que l'ADPIC oblige chaque pays à adopter une loi imposant le brevetage des variétés animales et végétales jusqu'au niveau des micro-organismes et leurs dérivés. L'ADPIC légalise le brevetage du vivant et soumet le droit à l'alimentation aux règles du commerce international.

Jusqu'au début de cette année, les gouvernements européens et la Commission européenne refusaient toute discussion quand, comme c'est prévu par l'ADPIC, les pays du Sud demandaient la révision de ce texte qui leur a été présenté, en 1994, comme « à prendre ou à laisser ». On a même entendu le commissaire européen au commerce, Pascal Lamy, répondre au représentant des pays d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP), en février 2000, que l'ADPIC n'avait aucune incidence sur l'accès aux médicaments. Le gouvernement belge n'a pas cessé d'apporter un soutien sans faille à M. Lamy. Lors de la renégocation des accords ACP, l'Europe a imposé à ceux qu'elle appelle des « partenaires » qu'ils appliquent l'ADPIC (article 46 des accords de Cotonou).Les entreprises pharmaceutiques ont changé leur discours mais pas leur politique

Mais, en mars dernier, le scandale provoqué par la plainte des 39 firmes pharmaceutiques contre l'Afrique du Sud a suscité une émotion considérable dans le monde entier. Informées par les ONG, les opinions publiques ont très massivement exprimé leur refus de voir le profit passer avant la santé. Quand le prix annuel d'un même traitement du sida peut varier de 400 à 12.000 dollars, on dispose d'une indication claire sur les marges bénéficiaires des fabricants de médicaments. Quand on apprend que seulement 0,2 % des travaux de recherche sont consacrés à combattre les infections respiratoires, la malaria et la tuberculose, à l'origine de 18 % des décès chaque année (soit 17 millions de personnes dont 90 % vivent dans des pays en développement), l'argument de l'industrie pharmaceutique pour justifier les brevets et les bénéfices qu'ils rapportent ne tient plus.

En Europe, les entreprises pharmaceutiques, les gouvernements - dont le nôtre - et la Commission européenne ont été forcés de tenir compte de l'indignation générale. Ils ont changé leur discours. Mais pas leur politique. D'une même voix, ils parlent aujourd'hui d'une application « flexible » de l'ADPIC, et en particulier des exceptions prévues par son article 31, tout en continuant de refuser sa révision. Et pour atténuer les effets trop spectaculaires d'une politique qu'ils veulent maintenir, ils proposent des actions charitables en lieu et place du respect du droit fondamental à la santé et à l'accès aux médicaments. Plutôt que de modifier un ADPIC qui protège les bénéfices des firmes transnationales, ils proposent des dons de médicaments, des réductions de prix, la création d'un fonds financé par l'argent de la collectivité - on fait payer par tous leur volonté de protéger les profits de quelques-uns - pour lutter contre les grandes maladies négligées par le secteur privé.

Nous n'acceptons ni ce discours sur la « flexibilité » de l'ADPIC ni cette régression vers des pratiques charitables négatrices des droits. L'action des Etats-Unis contre le Brésil montre avec éclat que l'application des exceptions prévues à l'article 31 laisse les pays qui doivent faire face à des situations dramatiques à la merci de l'inteprétation que fait, au cas par cas, une OMC dont toute la pratique montre qu'elle ne tient compte que des critères libre-échangistes dans ses décisions. Avec 80 % des pays africains et asiatiques et 60 % des pays latino-américains qui ont jusqu'ici refusé de transposer l'ADPIC dans leur législation nationale, nous demandons une révision en profondeur de l'ADPIC afin que le droit à la santé comme le droit à l'alimentation ne soient plus soumis à la loi du profit.·

*Stefaan Declercq est le Secrétaire général d'Oxfam Solidarité & Raoul Marc Jennar est chercheur auprès d'Oxfam Solidarité et à l'URFIG.